Depuis les années 1990, les chercheurs réévaluent la théorie selon laquelle les religions seraient en voie de disparition et étudient les nouvelles manifestations des croyances.
Pour la première fois simultanément, les représentants des principales religions présentes en France ont appelé à la prudence en matière d’évolution législative sur la fin de vie.
C’est une première, et quelque peu solennelle. Lors d’une conférence de presse commune le 23 janvier à Paris, les figures de proue des principales religions présentes en France se sont exprimées en même temps pour redire leur inquiétude face à la nouvelle loi sur la fin de la vie, attendue pour courant février. Représentant respectivement le judaïsme, le bouddhisme, le catholicisme, le protestantisme et l’islam, ces hommes (la seule femme était la théologienne catholique Véronique Margron) ont rappelé leur précédente intervention commune, un livre intitulé Religions et fin de vie : les témoignages de grandes voix religieuses. Paru en octobre dernier chez Fayard sous la direction de l’anthropologue Laetitia Atlani-Duault, cet ouvrage avait été alors médiatiquement éclipsé par l’attaque du Hamas sur le sud d’Israël. D’où la nécessité pour les contributeurs de se réunir physiquement, près de trois mois plus tard, devant la presse en espérant obtenir plus d’écho.
On ne veut pas être entendus plus que les autres, mais pas moins non plus, Haïm Korsia, Grand Rabbin de France
Mieux appliquer la loi existante en développant les soins palliatifs pour éviter une “rupture anthropologique”
Plutôt que d’ouvrir une boîte de Pandore avec une nouvelle norme autorisant l’euthanasie ou le suicide assisté, les orateurs ont souligné – sans surprise – l’urgence de mieux faire appliquer le droit existant. « Nous sommes très prudents sur la nécessité d’une loi, explique Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France. La loi Claeys-Leonetti répondait à beaucoup de nécessités, l’enjeu est de la faire vivre davantage. » « On a une loi très bien faite, confirme Haïm Korsia, avec un seul défaut : les soins palliatifs ne sont pas assez développés. Mettons-les enfin en place partout et ensuite on verra » ; un changement de paradigme que la nouvelle dénomination « soins de l’accompagnement » permettrait de signifier.
Comment ? Par la généralisation des services dédiés, la multiplication des lits, la formation du personnel, etc. Pourquoi ? « On ne peut pas décider que, même dans un cas exceptionnel, on peut donner la mort », résume le grand rabbin, y voyant comme la plupart des intervenants une « rupture anthropologique ». En effet, à en croire les opposants à l’aide active à mourir, les demandes « d’en finir » sont proportionnellement rares par rapport à l’ensemble des malades potentiellement concernés ; et elles s’estompent le plus souvent quand leurs souffrances sont efficacement prises en charge, que celles-ci soient physiques bien sûr, mais aussi psychologiques (isolement, peur de perdre sa dignité, d’être un poids pour l’entourage, etc.) et même spirituelles.
Une fondation pour pérenniser ce type d’interventions publiques, sans « union sacrée des religions »
Également soucieux d’une meilleure prise en charge de la souffrance sous tous ses aspects, Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, a incité à accroître « la chaleur humaine qui manque aux hôpitaux », notamment en y renforçant « la présence des aumôniers ». Mais il a été le seul à se référer explicitement à un argument religieux : « Dieu donne la vie et décide quand il la reprend », ses confrères préférant invoquer l’éthique et l’anthropologie. Reconnaissant, de son côté, que les sondages semblaient montrer l’adhésion de la majorité de la population à l’autorisation d’une aide active à mourir, le président de la Fédération protestante de France Christian Krieger a néanmoins souligné que « plusieurs motifs s’entremêlaient » derrière cette approbation, nécessitant « des réponses politiques plus fines qu’une simple législation autorisant le don de la mort ». Au risque que « ce qui est un droit pour les uns devienne presque un devoir de partir pour les autres ». Position sur laquelle son prédécesseur à la tête du protestantisme hexagonal, le théologien François Clavairoly, ne l’a pas suivi, puisqu’il était le seul à vouloir « oser la loi » dans une logique de « confiance ».
Cette solitaire divergence suffira-t-elle à neutraliser les attaques des défenseurs de la nouvelle loi contre « l’union sacrée des religions », réfutée par les intéressés ? Dénonçant cette dernière, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) a ainsi contre-attaqué par un communiqué : « Nous constatons avec une certaine préoccupation que certaines religions cherchent à dicter leur morale au sein de la société. Bien qu’elles puissent diverger sur de nombreux sujets, elles ont toujours su s’unir contre l’ouverture à de nouveaux droits, tels que l’interruption volontaire de grossesse et le mariage pour tous ; au détriment de la liberté individuelle. (…) La France est un pays laïque, et la voix du peuple doit prévaloir sur les principes moraux imposés par certains chefs spirituels, ne reflétant pas nécessairement la position de leurs fidèles. ».
L’ADMD n’a pas fini de s’inquiéter. En effet, les représentants des cultes ont annoncé la pérennisation de leur cercle de réflexion à travers la création d’une fondation interreligieuse dédiée aux questions de société, nommée Religion’s Lab et animée par Laëtitia Atlani-Duault, directrice de recherche en anthropologie sociale à l’Institut de recherche pour le développement. Leur prochain chantier ? Un nouvel ouvrage commun sur l’écologie, toujours dans l’idée de mieux faire entendre – avec leurs nuances – les voix des traditions religieuses sur ces complexes enjeux personnels et collectifs, en assurant leur dialogue avec d’autres acteurs (scientifiques, intellectuels, etc.) au service d’une réflexion démocratique et pluraliste de qualité. Sur la fin de vie comme sur d’autres sujets, les représentants des cultes dénoncent en effet d’une seule voix le carcan des réponses binaires simplistes « pour » ou « contre », sous pression médiatique et partisane.
Un long processus à l’issue incertaine
Suite à un avis du Comité consultatif national d’éthique envisageant la dépénalisation d’une aide active à mourir strictement encadrée, les responsables religieux avaient déjà été conviés le 16 décembre 2022 à la Convention citoyenne sur la fin de vie, lancée trois mois plut tôt par le président de la République. Emmanuel Macron les avait ensuite reçus à ce sujet en janvier 2023, puis en mars, en compagnie cette fois de philosophes et de soignants. Et il avait alors promis de les consulter à nouveau. Cela pourrait se produire en février prochain, où l’on attend aussi la présentation du fameux projet de loi. Se sentiront-ils cette fois plus écoutés, alors que le gouvernement semble peiner à trouver un point d’équilibre sur ce sujet très sensible ? Ce qui est certain dans ce dossier, c’est le recours jusqu’ici à une « laïcité de dialogue », souvent mal comprise malgré sa fidélité à l’esprit de la loi de 1905.