Les prestataires privés de l'État et des collectivités sont-ils tenus à la neutralité religieuse dans le cadre de leurs prestations ?
Depuis les années 2000 et toujours aujourd’hui, le Québec connaît de vifs débats et des polémiques récurrentes autour de la laïcité et de la visibilité des religions. Adoptée en juin 2019, la « Loi 21 » sur la laïcité de l’État ne fait toujours pas consensus dans l’opinion publique.
Le 16 juin 2019, l’Assemblée nationale du Québec a adopté, par 73 voix contre 35, la loi sur la laïcité de l’État, dite “Loi 21”, en utilisant la procédure dite du « bâillon » afin d’accélérer les débats et la difficile adoption du texte. Première loi à disposer que “l’État du Québec est laïque” (article 1), elle interdit notamment le port de signes religieux aux nouveaux employés étatiques exerçant un pouvoir de coercition (policiers, juges, gardiens de prison, etc.) et aux nouveaux enseignants de l’école publique. Les personnes qui étaient déjà en poste avant la présentation du projet de loi ne sont pas concernées par cette évolution.
Défendue par le Premier ministre François Legault du parti Coalition avenir Québec comme un “moment important” pour la province, cette loi suscite de vives critiques de la part d’associations et de médias anglophones qui la considèrent comme discriminatoire, raciste et favorisant la ségrégation des minorités, tandis que les libéraux y voient l’instauration d’une véritable « police de la laïcité ». Des tensions qui révèlent un profond clivage idéologique fracturant la société québécoise et canadienne.
Un clivage idéologique aux racines profondes, sur fond de particularisme québécois
Au cours des années 2000, malgré une baisse significative de l’affiliation religieuse et une pratique religieuse moins répandue que dans les autres régions du Canada, le Québec a été le théâtre de nombreuses controverses médiatisées autour de la visibilité des religions. À partir de 2006, la question de la laïcité est venue s’ajouter à ces polémiques, devenant même un enjeu récurrent lors des campagnes électorales, comme celle du parti Action démocratique du Québec en 2007.
Ces tensions trouvent leurs origines dans l’histoire du Québec, territoire longtemps très majoritairement catholique mais qui a connu une sécularisation rapide avec la « révolution tranquille » des décennies 1960 et 1970, et la déconfessionnalisation progressive de ses institutions sociales et éducatives. En tant que terre d’immigration en voie de modernisation rapide, la Belle Province accueille de nouvelles populations (musulmanes, hindoues, sikhes, etc.) et voit par ailleurs augmenter son nombre de personnes athées, agnostiques et autres sans religion. Son paysage socio-culturel, religieux, philosophique et spirituel s’est donc transformé en relativement peu de temps. À l’instar du reste du Canada, le Québec est ainsi devenu assez multiculturel, bien que la question de son particularisme, linguistique en particulier, reste très sensible.
Sur le plan juridico-politique, l’État central canadien, toujours membre du Commonwealth britannique, est attaché au libéralisme et au pluralisme religieux. La liberté religieuse est protégée constitutionnellement par la Charte canadienne des droits et libertés, qui accorde une attention particulière à cette question. Quant à la province du Québec, elle dispose également de sa propre Charte des droits et libertés de la personne depuis 1975.
La crise des “accommodements raisonnables” et la commission Bouchard-Taylor
À partir des années 1980, la jurisprudence canadienne a développé le concept « d’accommodements raisonnables » pour pallier les conséquences potentiellement discriminatoires de lois ou de règlements (Simpsons-Sears Limited, CS du Canada). Pour garantir la liberté religieuse des individus et l’égal respect de toutes les croyances sans nuir à l’unité du corps social et politique, les institutions publiques et les entreprises sont depuis lors tenues de mettre en place de tels “accommodements”, c’est-à-dire de chercher et de trouver des solutions pragmatiques permettant un compromis entre les multiples acteurs en présence et les diverses logiques pertinentes, parfois en tension, le tout à un coût économique raisonnable.
Cependant, ce dispositif des accommodements a cristallisé les oppositions au Québec. En effet, aux yeux de certains Québécois, il nuirait à l’identité propre de la province en y favorisant de façon disproportionnée l’expression des religions minoritaires, par un alignement sur le modèle qualifié de “communautariste” qui serait présent dans le reste du pays.
Afin de résoudre ces tensions, exacerbées lors de l’affaire Muitani, fut créée en 2007 la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, présidée par le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard, qui lui donnèrent leurs noms. Temps fort des échanges intellectuels et du débat public sur les questions (inter)culturelles, religieuses et laïques, cette commission a produit de nombreuses recommandations (symboles religieux dans les services publics, jours fériés, prières lors des conseils municipaux, etc.). Elle a en outre souligné que la condition minoritaire des Québécois francophones par rapport à la majorité canadienne anglophone créait chez eux un sentiment d’insécurité identitaire qui influait sur les ressentis d’une partie de la population au sujet de ces thématiques.
Vers un alignement sur le modèle français de laïcité ?
La politique religieuse étant décentralisée au Canada, la province du Québec a adopté ses propres lois en la matière. En 2017, la loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État a ainsi imposé aux agents publics d’exercer leurs fonctions à visage découvert, une mesure souvent considérée comme la version québécoise de la loi française de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
En 2019, la loi sur la laïcité de l’État ou “Loi 21” s’est inscrite dans la même direction, affirmant notamment que le Québec avait “des valeurs sociales distinctes [de celles du Canada] et un parcours historique spécifique l’ayant amené à développer un attachement particulier à la laïcité de l’État”. Résultat de plusieurs années de conflits entre les partisans d’une neutralité stricte des pouvoirs publics, inspirée du modèle français, et ceux d’un modèle plus libéral à l’anglo-saxonne, elle interdit donc le port de signes religieux à certains agents publics, au procureur du Québec, aux président et vice-président de l’Assemblée nationale et aux enseignants. Surtout, elle met fin à la pratique des « accommodements » dans les organismes publics, qui était déjà strictement encadrée depuis 2017. À cet égard, elle prévoit une clause dérogatoire aux Chartes canadienne et québécoise.
Une rupture loin d’être acquise
En somme, la « Loi 21 » constitue une véritable rupture avec le droit canadien, laquelle semble néanmoins loin d’être acquise à ce jour. En effet, depuis son entrée en vigueur, la loi a fait l’objet de plusieurs recours successifs et de diverses contestations. Par exemple, le Conseil de la magistrature du Québec n’a pas jugé opportun de mettre ses codes de déontologie en conformité avec elle. Par ailleurs, après la décision de la Cour supérieure confirmant la validité de l’essentiel de la “Loi 21”, le maire de Brampton (Ontario) a appelé les villes canadiennes hors Québec à subventionner la lutte juridique contre cette loi, et plusieurs édiles, tels ceux de Toronto, lui ont répondu favorablement. La question du modèle de laïcité de la province québécoise au sein du Canada est donc bien loin d’être close.