Laïcité en Turquie : une revendication de façade ?
Plusieurs autres pays que la France utilisent le terme « laïcité » ou l’une de ses traductions dans leur langue. La Turquie, par exemple, revendique sa « laiklik » ou laïcité. Cela veut-il dire que le cadre turc de la liberté religieuse et du lien entre État et religions est comparable à celui que l’on connaît en France ?
À la fin de l’Empire ottoman et avec la proclamation de la République en 1923, Mustafa Kemal dit Atatürk (1881-1938), dit “père des Turcs”, ambitionne de moderniser et de réformer profondément la Turquie en menant une véritable révolution culturelle, sociale et juridique. Il cherche à occidentaliser la nation turque, en faisant de sa vision de la “laïcité” l’un des fondements essentiels de la jeune République.
En turc, il s’agit de la « laiklik », néologisme inspiré du terme français laïcité, qu’il fait inscrire au sein de la Constitution en 1937. Par la suite, les constitutions successives de 1961 et 1982 réaffirmeront ce principe, le consacrant comme fondamental et immuable puisque non sujet à des modifications ou amendements constitutionnels. Bien que l’islam sunnite demeure un élément essentiel de l’identité turque, Atatürk entend cantonner la religion à la sphère privée, en exerçant sur elle un étroit contrôle étatique limitant son influence dans l’espace public et politique.
Laïcisation à marche forcée
Après l’abolition du califat en 1924, la politique de laïcisation à marche forcée de Mustafa Kemal Atatürk se manifeste notamment par celle du système éducatif, par l’abolition des confréries religieuses (tariqats) mais aussi par la suppression des partis politiques religieux. Par ailleurs, mettant fin au dualisme juridique où le droit religieux et le droit séculier coexistaient, sa politique conduit aussi à l’adoption de codes d’inspiration européenne. La charia, ou droit musulman, ne constitue plus, comme c’était le cas sous l’Empire ottoman, une source de droit privilégiée. Enfin, parmi d’autres mesures, Atatürk interdit l’usage de l’alphabet arabe ainsi que le port du voile islamique dans la fonction publique, dans les hôpitaux et dans les universités.
Laiklik et laïcité française : de profondes différences
Loin du modèle français de laïcité en vigueur depuis 1905, qui a pour finalité la liberté et l’égalité des citoyens au moyen de la séparation des cultes et de l’État, la laïcité en Turquie (ou laiklik) prend la forme d’un étroit contrôle de l’État sur les religions, ainsi que d’importantes différences de traitement entre celles-ci – malgré l’affirmation officielle de la liberté religieuse. En effet, l’État a placé sous tutelle l’islam sunnite tout en lui en accordant une place privilégiée, tandis que les autres religions ne bénéficient pas des mêmes avantages. Le contrôle sur l’islam sunnite est exercé par la Direction des affaires religieuses (Diyanet), mise en place dès 1924 afin de remplacer l’ancien ministère de la charia et des fondations religieuses.
La puissante Diyanet, administration de l’islam sunnite d’État
Étant l’une des plus puissantes administrations du pays, cette institution a pour principales prérogatives de promouvoir un islam “officiel”, sunnite de rite hanafite. Finançant uniquement ce culte, elle est responsable de la formation et de la rémunération des imams (fonctionnaires d’État), de la construction et de la gestion des mosquées, de l’éducation religieuse des enfants, des activités caritatives ainsi que de l’organisation du pèlerinage à La Mecque. En outre, la Diyanet contrôle les prêches du vendredi et joue un rôle important dans la diffusion et le contrôle de l’islam turc dans le monde (qui représente plusieurs milliers de mosquées), notamment en Europe. En France, on estime l’existence d’environ 250 mosquées sous sa tutelle.
Initialement rattachée au cabinet du Premier ministre, elle est depuis 2017 placée directement sous l’autorité du président de la République et possède sa propre chaîne de télévision depuis 2012. Son importance est également mesurée par son budget, qui se classe au 7ème rang des portefeuilles les plus importants de l’État turc, et par son effectif avec près de 140 000 fonctionnaires en 2021. Depuis sa création, la Direction des affaires religieuses a reflété la volonté du pouvoir en place et constitué un véritable outil de propagande. Son champ d’action n’a fait que s’étendre avec les années, et ce notamment depuis 2010, date à laquelle elle s’est mise à proclamer des fatwas.